Le projet de société (Dans la série Ma voix sur les 8,2 millions…)
— Grand-papa, dis quelque chose.
— Et qu’est-ce que tu veux que je dise Jolan?
— Dis-leur que t’es inquiet pour nous.
— C’est vrai, mais je connais tellement peu de choses.
— Dis quand même ce que tu sais.
— Et si pour aujourd’hui ça faisait trop didactique et ennuyant?
— Je me brosse les dents grand-papa et je trouve ça ennuyant.
— Mais je n’ai que ma voix!
— Peut-être, mais mon amie Louane et moi on n’en a pas, on est trop petits.
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Tout commence par l’image de ce que l’on veut faire
En planification stratégique, il ne viendrait à l’idée d’aucun expert ou d’aucun chef d’entreprise de présenter le détail (la liste des actions qu’il compte poser) de son plan sans d’abord montrer l’image de l’endroit où il veut aller.
Et, à plus forte raison, parce que personne ne pourrait voir où il veut en venir. C’est que prises isolément, les centaines d’informations qu’on y trouve dans une masse fastidieuse ne permettent pas d’identifier l’objectif global visé. Ce ne sont que des points sur une carte, qu’une portion agrandie de l’itinéraire Google qui nous révèle le chemin à suivre dans une microportion du parcours, sans rien nous dire sur l’ensemble du tracé, son point de départ, son point d’arrivée.
Il est en de même pour les promesses électorales.
Prises isolément, les promesses électorales ne disent rien du projet de société auquel elles sont appelées à contribuer. Pire, leur obscène multiplication pendant les campagnes électorales ne fait qu’obstruer la vue encore davantage.
Du coup, voter pour des promesses électorales, aussi sexy soient ces dernières, c’est d’abord parier ou tirer à pile ou face; ça n’a rien d’une décision éclairée. Mais c’est attirant. La pizza aussi est attirante. Ça n’en fait pas pour autant un gage de santé.
Un plan de match, est-ce si compliqué?
D’accord pour un plan de match, mais aujourd’hui tout est tellement compliqué, est-ce encore possible d’arriver en campagne avec un projet de société, simple, clair, facile à comprendre?
Une chose est certaine, c’est une bonne idée de se poser la question maintenant, car si les élections provinciales sont derrière nous, celles du fédéral sont droit devant, à 12 mois exactement, ce qui donne suffisamment de temps aux partis pour nous présenter, avant même le départ officiel de la campagne, leur projet de société.
Avant la campagne, oui, car si on nous arrive avec le projet de société, ses valeurs et les promesses en même temps, dans la trentaine de jours ou plus que va durer la campagne, ça va être dur de tout saisir et plus encore parce qu’il faudra le faire à travers le vacarme propagandiste des partis en lice. Et la campagne va ressembler à du gavage d’oies.
Revenons quand même à la question : Alors que tout ne cesse de se compliquer, est-il encore possible pour les partis de présenter un projet de société simple à comprendre? Ma réponse risque d’être biaisée : une grande partie de ma vie professionnelle, je l’ai passée à identifier des cibles et des enjeux stratégiques (je suis consultant en stratégie). Mais la réponse est «oui». Tout au long de ma carrière, je n’ai jamais rencontré de question complexe ou délicate (et j’en ai eu des pas simples) que je n’ai pu présenter clairement, de façon compréhensible et, la plupart du temps, dans l’harmonie.
Sitôt qu’on cesse d’avoir peur, qu’on reconnaît la légitimité de l’autre, qu’on choisit de se faire confiance et de faire confiance à l’intelligence de l’autre, ça marche. Ça marche quand on cesse de croire que certains aspects sont trop sensibles pour être nommés et qu’il vaut mieux ne pas en parler. Le silence, les apparences de silence, les phrases alambiquées, le maquillage de la réalité, grossier ou subtil, inspirent le doute et créent la confusion. C’est là que tout s’embrouille et que ça devient compliqué.
Autrement, oui, il est encore possible d’arriver en campagne avec un projet de société simple à comprendre; même que ça n’a rien de compliqué.
Prenons, pour l’exemple, le projet de société (plan stratégique) d’un gouvernement municipal – c’est le même modèle pour tous les types de gouvernement. Seul change le nombre d’enjeux à traiter et la masse de données à considérer. Allons-y.
Tout commence avec la mission. Essentiellement, tous les gouvernements ont pour mission minimale (je dis bien minimale) d’assurer le développement et la pérennité de leur population.
Le contexte. Avoir une mission n’est qu’un début. Il faut maintenant la mener à bien. Tout dépendra, ici, du contexte. La ville est-elle en pleine érosion démographique? Est-elle en compétition avec d’autres villes? Manque-t-elle de services à la population? Est-elle surendettée? C’est son contexte qui lui permet de choisir la cible qu’elle veut atteindre, généralement dans une perspective de trois à cinq ans. Par exemple si la ville est surendettée, elle pourrait viser à juguler l’augmentation de sa dette et projeter une diminution de 7% (un pourcentage pris au hasard pour l’exemple) d’ici cinq ans.
La vision. Là où veut se retrouver la ville dans trois ou cinq ans en regard de son contexte, c’est le projet de société qu’elle vise et qu’elle propose.
Les valeurs. Une vision sans valeurs pour l’encadrer, on en a parlé plus avant, est un bonbon empoisonné, une entreprise suicidaire.
La même vision dans les mains d’entrepreneurs, de comptables, de politiciens, de curés, d’humanistes, de Hell’s Angels et autres proposera des chemins différents qui pourront même se retrouver à l’opposé les uns des autres.
Les axes de développement. Les axes de développement sont les sources qui contribueront au développement du projet de société que l’on vise. Pour faire image, elles sont comparables aux différentes sources qui alimentent un lac.
Les moyens (au nombre desquels on retrouve, entre autres, les promesses).
En résumé, c’est la liste d’épicerie des gestes à poser. C’est la partie microdétaillée. La partie technique dans laquelle on trouve l’énumération des gestes, les cibles pour chacun, les indicateurs de progression, les échéances et autres. C’est à partir d’ici que les plans stratégiques deviennent parfaitement et totalement indigestes pour qui veut voir la vision d’ensemble. Il n’y a rien à tirer du détail pour qui veut connaître la trajectoire.
Pareil pour les «promesses électorales orphelines», c’est-à-dire présentées sans être rattachées à un projet de société.
L’exemple de Victoriaville
Pour visualiser encore davantage, prenons un exemple concret. En 2010, j’ai été appelé à accompagner, à titre de consultant, les élus et la direction générale de la Ville de Victoriaville dans le cadre de la rédaction du plan stratégique 2011-2015, et ce, plus spécifiquement pour l’identification de la mission, des principaux enjeux, de la vision, des valeurs et des axes de développement. Donc, avant le microdétail du plan qui appartient, dans ce cas-ci, en grande partie à la direction générale et aux gestionnaires chargés de repérer dans leur service les gestes qui contribueront au projet.
La mission
La mission de la Ville est «d’offrir des services de qualité et contribuer à la création de conditions favorables au développement de la collectivité».
La vision
Considérant la menace d’érosion démographique à laquelle la ville fait face, au même titre d’ailleurs que la plupart des villes du Québec; considérant que cette menace a pour effet de mettre l’ensemble des municipalités de la province en compétition les unes avec les autres; considérant que la Ville a besoin d’attirer sur son territoire de nouveaux travailleurs et de nouveaux citoyens et de retenir ceux qui s’y trouvent déjà si elle veut éviter l’appauvrissement de son milieu, la Ville s’est donné pour vision de devenir la ville en région la plus actuelle au Québec («actuelle» dans le sens d’accolée aux valeurs sociales en cours; par exemple un environnement sain, un milieu sécure, offrant des loisirs, de l’enseignement, des services de santé et un milieu agréable…).
C’est précisément cette vision qui a fait naître, par exemple, le Carré 150 et le nouveau centre-ville.
Les valeurs
Je me limite ici à en donner deux sur les six retenus par la Ville et sur lesquelles elle fonde son projet : 1- Une gestion responsable et respectueuse de la capacité de payer des contribuables est une condition essentielle. 2- Le développement durable sous toutes ses formes est une garantie de pérennité.
Les axes de développement
Pour atteindre son objectif, la Ville a choisi quatre axes d’interventions (quatre sources pour alimenter son projet). 1- Un milieu de vie familial vivifiant; 2- un environnement urbain inspirant; 3- une économie diversifiée ancrée dans le présent et tournée vers l’avenir et, le dernier, 4- une ville organisée au service de son monde.
La liste d’épicerie
C’est à partir d’ici que chacun des services a été sollicité pour identifier les actions concrètes à mettre en place et à en préciser les cibles de même que les indicateurs de progression. C’est la liste d’épicerie.
Qu’est-ce que la ville a présenté à sa population?
Au moment d’adopter son plan stratégique 2011-2015, qu’est-ce que la Ville a présenté à la population? Sa liste d’épicerie ou sa vision?
La Ville s’est limitée à l’essentiel. Elle a précisé à la population où elle voulait aller, lui a mentionné les valeurs sur lesquelles elle se basait et a identifié les secteurs d’interventions qu’elle privilégierait pour atteindre son objectif.
C’est tout. Rien de compliqué; ça se limite à une dizaine de pages aérées, même pas.
Les partis politiques peuvent-ils en faire autant?
Une autre question pour commencer : Considérant la complexité des enjeux en cause, considérant les milliers de tenants et d’aboutissants qui y sont rattachés, considérant la masse impressionnante d’information qui ne cesse de grossir et, enfin, considérant notre indice de littératie (notre capacité de comprendre) sur le bord d’être saturé, est-il encore possible de voir les choses simplement?
Oui. C’est même un devoir prioritaire des élus, gardiens en première ligne de notre démocratie. Ils ont le devoir de s’assurer que la population comprend ce qu’on lui propose. Certes, les électeurs et les électrices ont aussi leur effort à faire. Mais à la base, c’est aux élus de s’exprimer clairement.
Mais la réponse est non si on nous demande de prendre en compte tous les méandres de la route à suivre, tous les méandres du plan technique.
Je connais beaucoup de gens, élus et non élus, qui tentent de faire croire que la chose politique est de plus en plus complexe. Je ne sais pas si, ce faisant, ils s’avouent eux-mêmes dépassés ou s’ils cherchent à se mettre en valeur et à nous faire dire «c’est compliqué l’affaire. Eux, ils ont l’air de connaître ça; on va leur laisser». Dans ces cas-là, ils me font penser à ces techniciens informatiques qui vous écrasent de leurs connaissances et qui cherchent à vous faire croire que sans eux vous n’êtes rien.
L’objet politique est simple à comprendre; il tient dans la réponse à une question simple : où veut-on nous amener, dans quel projet de société veut-on nous conduire?
Partant d’ici, on a le choix de demander aux partis, qui veulent prendre le volant, de nous préciser leur destination. On a aussi le choix de ne rien demander du tout et de se contenter de la liste d’épicerie, auquel cas on choisit le mode de scrutin à l’aveuglette.
Si je regarde ce qui s’est passé dans la dernière campagne, je n’ai pas l’impression qu’on ait demandé quoi que ce soit du genre et encore moins que les électeurs et les électrices aient exigé qu’on leur parle pour qu’on comprenne et non de façon brouillonne.
Pour le reste, je suis d’avis que les partis préfèrent ne pas parler de la destination.
C’est que, règle générale, les partis n’aiment pas s’enlever de chance; ils préfèrent tirer dans toutes les directions. En ce sens, jouer son élection sur une panoplie de promesses, c’est comme aller à la chasse aux canards avec des cartouches qui libèrent des dizaines de plombs; il y a plus de chance de ramener du gibier à la maison.
Par contre, y aller en annonçant le projet de société que l’on compte réaliser et les valeurs sur lesquelles nous fondons notre démarche, c’est y aller, cette fois, avec une cartouche à plomb unique : il y a plus de risque de revenir bredouille.
Du coup, et soit dit sans ironie et sans méchanceté, les campagnes électorales prennent de plus en plus des allures de partie de chasse. Il est vrai que ça peut aussi ressembler à un jeu de bluff où chacun des partis tente de confondre l’autre, de l’embrouiller, de créer le doute ou de le prendre en défaut pour mieux se mettre en valeur.
Pour les électeurs et les électrices que nous sommes, c’est un jeu déplaisant où l’on nous prend pour des nonos. Personnellement, j’aimerais mieux qu’on me parle intelligemment et je sais que c’est possible.
Et qu’on me dise quoi par exemple ?
J’aimerais mieux qu’on me nomme d’abord le projet de société pour lequel on sollicite mon adhésion.
Imaginons, par exemple, un projet qui part du constat suivant : Sans environnement, impossible que nos enfants survivent; sans éducation, impossible qu’ils évitent la guerre, la pauvreté et l’injustice.
Toujours pour l’exemple, ça pourrait donner un slogan du genre : L’environnement pour survivre, l’éducation pour bien vivre.
Les valeurs, la partie la plus crunchy
Avoir une vision, c’est un point de départ, mais ça n’a rien de suffisant et ça ne garantit en rien le bien-être de la collectivité.
Pour tout dire, la notion de bien-être de la collectivité varie, comme mentionné plus avant, selon les collectivités, selon les cultures, les croyances, les traditions, les religions…). Toujours comme souligné plus haut, un comptable n’imaginera pas le développement de la société de la même manière qu’un mafioso.
Ça n’y parait pas, mais les valeurs sont la partie la plus crunchy du projet qu’on présente et, encore plus, quand il est question de démocratie. Oui, parce que l’énoncé des valeurs force tout le monde à prendre position quant aux éléments à même d’assurer la pérennité de la planète et de sa population.
C’est compromettant, prendre position : il y aura ceux qui vont aller dans le même sens que nous et ceux qui vont proposer le sens contraire alors que l’on souhaite plutôt ne pas faire trop de vagues pour attirer le plus grand nombre.
Et c’est encore davantage compromettant quand la position que l’on prend propose la valeur fondamentale sur laquelle on fonde nos choix. Voici, pour s’en faire une meilleure idée, une série de choix possible parmi d’autres.
Un parti pourrait choisir que ce qui doit guider son action est le niveau de consommation de la population et la préservation de l’enrichissement constant et perpétuel de celle-ci…
Comme il pourrait placer la croissance économique en tête de pont…
Un autre parti pourrait choisir comme la valeur des valeurs, l’environnement, vaisseau qui nous porte toutes et tous et sans lequel il ne peut y avoir de survie…
Un autre pourrait retenir la santé pour nous faire battre des records de longévité sans, pour autant, nous donner accès à la vie éternelle…
Enfin, un dernier pourrait privilégier, comme pierre angulaire de son programme, l’éducation, pour lutter contre la dépendance sociale et favoriser l’apport du plus grand nombre au développement de la collectivité.
Lors de la dernière campagne, même si le Parti libéral s’était présenté sans projet de société, M. Couillard avait tout de même déclaré, à la toute fin : l’environnement oui, mais pas avant l’économie. À sa manière, il venait de camper son projet de société.
Ce ne sont là que des exemples bien entendu. Mais leur diversité laisse clairement voir ce que ces valeurs peuvent représenter de compromettant pour un parti. Si je choisis l’économie comme valeur étalon, que vont faire les partisans de l’éducation quand je solliciterai leur vote? Que vont faire ceux qui favorisent l’environnement?
Entendons-nous, tous ces éléments sont essentiels à notre organisation sociale et aucun ne peut être négligé. Mais en placer un au-dessus des autres, c’est ici que ça devient crunchy. Les partis sont forcés de se positionner. Ils préfèrent faire des promesses, ça porte moins à conséquence.
Compromettant, mais rien de compliqué pour la population
Quand un parti se présente en élection avec sa vision et ses valeurs, c’est donc compromettant pour lui. À l’opposé, ça n’a rien de compliqué à comprendre et à suivre pour la population, qui, dès lors, est plus à même que jamais de faire un choix éclairé.
Les axes de développement
Une fois son projet de société présenté, ses valeurs énoncées, reste maintenant au parti à dire quels sont les axes qui seront exploités pour atteindre le but.
La Ville de Victoriaville, on s’en rappellera, on en a parlé plus avant dans le texte, avait choisi pour atteindre sa vision de Ville la plus actuelle en région du Québec de favoriser 1- le milieu de vie familial, 2- l’environnement urbain, 3- une économie diversifiée et 4 – une ville organisée au service de son monde.
En ce sens, le parti qui aurait pour vision L’environnement pour survivre, l’éducation pour bien vivre aurait à identifier les sources qu’il compte exploiter pour atteindre son but.
Le rêve d’un vieux fou à l’esprit qui s’égare ?
Est-ce que tout ce qui précède «n’est que le rêve d’un vieux fou à l’esprit qui s’égare» [Jacques Brel dans l’Homme de la Mancha]? C’est à chacun et à chacune d’en juger.
Pour ma part, je remarque que notre démocratie se couvre de plus en plus d’obscurantisme, qu’on la maintient dans l’obscurantisme et qu’on tente de nous faire croire qu’il n’y a pas d’autre chemin.
Du haut de ma voix sur les 8,2 millions que nous sommes au Québec, je ne vois là que le propos partisan de gens dépassés eux-mêmes ou alors paresseux intellectuellement, insouciants ou incompétents.
Tout ça ne fait pas d’eux de mauvaises personnes. Mais ils ne deviendront pas meilleurs et nous resterons des parieurs invétérés en regard de l’avenir de nos enfants si nous nous taisons et si nous ne revendiquons pas qu’on nous parle intelligemment.
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— Ça te va Jolan?
— Merci grand-papa.
— Ça peut ne pas donner grand-chose, toutes ces idées à la queue leu leu.
— Tu leur conteras un jour l’histoire de l’amélanchier.
— Peut-être, ça va faire rire mon père.
— Il est mort.
— Il aime rire quand même.
Claude Raymond
Victoriaville