Entre le rêve et la réalité…
Cher grand-papa, je me permets de t’écrire aujourd’hui parce que l’on parle beaucoup de Mai 68 en France, dont c’est le cinquantième anniversaire et je sais que cette période de ta vie, incarnée ici par la Révolution tranquille, fut un moment marquant de ton existence, comme tu aimais à le relater.
Tout d’abord, pardonne-moi mon écriture, l’école publique m’a appris à écrire pour me faire comprendre et non pour émerveiller, séduire ou enchanter. C’est là un des legs de cette Révolution que tu chérissais tant. La lecture et l’écriture ne sont plus perçues que dans l’œil de l’utilitarisme, ce qui est après tout une de ces ironies du sort. La révolution d’il y a cinquante ans n’a fait que cristalliser le matérialisme.
Donc tout d’abord, je tiens à te réitérer mon affection, je t’aime de tout mon cœur et je sais que tout ce que tu as promu, tu l’as défendu de bon cœur, croyant sincèrement à ces idéaux qui étaient censés nous apporter bonheur et jouissance éternels.
Il y a d’abord eu l’amour libre, la jouissance ultime. Ça, tu sais, c’est resté. J’ai été trimbalé à droite et à gauche dans ma jeunesse chez maman et papa avec les demi-frères, les demi-sœurs, les enfants de beau-papa, de belle-maman au nom de cette jouissance. Ce serait malhonnête de t’en imputer la faute, mais face au plaisir que valait la famille?
Et puis aujourd’hui quand je déambule dans le métro, impossible de ne pas me sentir comme une pièce de viande, un objet de luxure. Les hashtags et tout n’y changeront rien, la mentalité de jouissance domine notre monde.
Tu parlais aussi de diversité et ça aussi c’est resté, seulement ton rêve n’était pas compatible avec la survie de la langue que tu disais tant chérir. Où j’habite, c’est diversifié, au point où je fais partie d’une minorité parmi tant d’autres. Et ma langue et bien, on ne l’entend plus vraiment dans ce quartier. Les affiches sont toujours en français, si cela peut te rassurer, mais plus personne ne les lit ou comprends. Et mes enfants, et bien eux, ils vivront dans un monde multilingue et devront s’adapter. Ils ne connaîtront jamais le sentiment de communauté, de culture commune, et la défense de la langue leur semblera être une chimère réactionnaire.
Il y a d’autres choses dont j’aimerais te parler, mais je sais que tu ne pourrais pas comprendre. Tu parlais de liberté, aujourd’hui nos moindres faits et gestes sont scrutés, filmés, mis en ligne… tu parlais de nature, aujourd’hui je vis dans un quartier ou seuls les parcs souillés par les graffitis représentent un peu de verdure… tu parlais de solidarité, aujourd’hui mon appartement a été cambriolé et mon vélo s’est fait voler un nombre impressionnant de fois… tu parlais de rêves et aujourd’hui je vis dans la réalité…
Aujourd’hui, grand-papa, je te le dis, tu peux fermer les yeux et te reposer. Les conséquences de ces délires qui vous hantaient il y a cinquante ans, c’est ma génération et celle de mes enfants qui y feront face. Les utopies et les révolutions engendrent souvent des lendemains qui déchantent, ça fait partie du jeu. Sauf que le jeu, c’est ma vie.
Je t’aime,
Marie Groulx